Entre efficacité et fécondité : quel choix pour le pro bono ?

classroom-381900_640Confondre efficacité et fécondité n’est-il pas le danger principal qui guette le pro bono ? Dans nos projets de Mécénat ou de Bénévolat de compétences, nous pouvons parfois, avec les meilleurs intentions du monde nous tromper gravement de chemin. Je m’explique :

Lorsque j’ai créé et commencé à développer l’association Passerelles et Compétences, je la voulais la plus professionnelle possible. Je souhaitais y retrouver les mêmes standards d’efficacité que ceux que j’avais connus dans le cabinet de conseil dont j’avais été associé et que je venais de quitter. Travaillant avec des bénévoles eux-mêmes très professionnels dans leur métier, il me semblait évident que nous ne pouvions pas ne pas atteindre un certain niveau d’efficacité. J’ai vite déchanté. Ou plutôt, je me suis vite « réenchanté ».

J’ai très vite compris que j’allais devoir changer mon regard sur la notion d’efficacité si je ne voulais pas que cette belle aventure s’arrête là. Car comment demander à quelqu’un d’être essentiellement efficace lorsqu’il est bénévole, donc lorsqu’il est là par sa seule bonne volonté, avec ou sans ses compétences selon ce qu’il désire. Si je voulais espérer de l’efficacité, il m’est alors apparu indispensable de savoir à quoi sert cette efficacité. Il m’a fallu répondre à une question  toute simple : le but de notre action est-il d’arriver vite ou d’arriver loin ? Cette question, tout porteur de projet « Pro Bono » doit se la poser.

Dans  nos programmes ou projets Pro Bono (mécénat ou bénévolat de compétences), nous sommes formatés par une pensée qui met en exergue l’efficacité de l’action (aller vite) en omettant trop souvent sa fécondité (aller loin). Il faut avouer que cette deuxième notion est assez complexe à appréhender et seule l’expérience concrète nous permet peut-être de comprendre leur différence. Prenons l’exemple d’un projet essayant de sortir des SDFs de la rue.  Si nous cherchons à être efficaces, nous essayerons de monter un programme permettant de sortir le plus grand nombre de SDFs que nous pourrons chaque année. Ce faisant, nous  prendrons, pour être efficaces, des solutions qui mettront souvent l’organisation sous contraintes (de temps, relationnelles, financières,etc.) qui l’amènera lentement mais surement à sa propre limite. Si le même projet cherche à être d’abord fécond, sa question principale ne sera pas combien il sortira de SDFs chaque année de la rue, mais combien il en aura sorti au total, le jour où il arrêtera son intervention, si jamais un jour il s’arrête.L’équipe en charge de ce projet devra alors intégrer dans son évaluation une certaine perte d’efficacité pour ne jamais mettre en péril la structure même du projet.

clock-407101_640En fait, notre recherche d’efficacité dans nos actions Pro Bono part du présupposé que les fruits de nos actes doivent obligatoirement s’inscrire dans le cadre de la temporalité propre du projet et dans son espace limité. Nous devons être capables de les voir et les mesurer dans un délai plus ou moins court. Ayant finalement assez peu confiance dans l’avenir et dans les autres, cette quête d’efficacité s’inscrit dans notre volonté un peu maladive de maîtriser les paramètres essentiels de nos actions. D’où cette recherche d’efficacité à court terme. Au contraire, rechercher la fécondité d’un programme demande de faire un pari sur l’avenir, d’accepter de ne voir le fruit de nos actes que de façon très partielle. C’est reconnaître que les choses sont plus complexes que notre cerveau ne peut l’appréhender, que le temps qui court du début à la fin du projet ne peut le contenir et que nous n’avons pas l’intelligence suffisante pour appréhender toutes les facettes et les répercussions de nos actes. Par exemple, dans notre projet sur les SDFs, certains « bénéficiaires » sortiront peut être rapidement de la rue, mais trop rapidement et replongeront, loin de nos regards et de nos outils de mesure, car le projet ne les aura pas laissé faire leur cheminement personnel. Ainsi ils seront vus comme  une réussite alors que ce n’est pas le cas. Par contre ; le projet aura peut-être une répercussion invisible sur d’autres individus qui resteront encore longtemps dans la rue (et donc que nous mesurerons comme un échec de  notre action), mais qui entameront doucement mais surement une démarche d’insertion qui leur permettront de ne pas replonger par la suite…. Une action donc inefficace sur le papier dans la temporalité de notre projet, mais ô combien féconde dans celle de la vie de ces personnes. Pour être  fécond, nos programmes doivent s’inscrire dans une perspective beaucoup plus vaste que notre petit espace spacio-temporel.

En fait, faire cette différenciation nous ramène forcément à une réflexion profonde sur l’objectif que nous poursuivons dans nos actions Pro Bono : sommes-nous le début et la fin de nos actes. Ceux-ci doivent-ils être posés pour nourrir notre propre soif de reconnaissance, ou sont-ils là pour ensemencer notre société ?  Nous posons des actes dont nous ne maîtrisons pas les fruits et que nous confions à ceux qui nous entourent. Il peut même être dangereux et inhibant de vouloir les contrôler. Je ne sais plus qui disait qu’un artiste qui recherche la gloire de son vivant n’a aucune chance de passer à la postérité. Celui qui recherche obstinément l’efficacité a finalement assez peu de chance de porter du fruit au-delà de sa propre action. Cela peut être un choix délibéré. Il faut juste en être conscient.

Vouloir contrôler à tout prix l’efficacité de nos projets, c’est aussi croire qu’ils sont déconnectés d’interactions extérieures, que notre volonté seule peut les influencer, ou qu’en tout cas que nous sommes capables de contrôler l’impact de toutes ces interactions sur notre projet. Il s’agit de tout envisager, sans laisser de place à l’inattendu. L’efficacité consiste donc à ne plus faire totalement  confiance dans l’avenir, et dans les autres (les partenaires et/ou les bénéficiaires de nos projets). Ceci peut conduire au final à une négation forte de l’Espérance qui est pourtant très souvent le point de départ de nos projets. Combien de personnes abandonnent un projet, désabusées, parce que de façon inconsciente, nous avons tellement encadré les choses que  nous n’avons plus laissé aucun espace pour que la magie de la rencontre entre des personnes puisse s’opérer. La grande richesse de la quête de fécondité dans nos projets vient de notre capacité à savoir abandonner nos actes, en toute intelligence et responsabilité, à l’environnement extérieur, aux gens qui y participent de près ou de loin, à la succession d’événements que nous ne pouvons pas maîtriser, naturels, humains, …  quels qu’ils soient. C’est avoir confiance dans l’avenir, dans la société et dans l’homme. Sans cela peut être vaut-il mieux monter d’autres projets que des projets philanthropiques.

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Le nombre de projets que j’ai croisés, qui portaient dans leurs gènes un profond désabusement avant même d’avoir commencé, ou la confiance en l’autre était étouffée par des cadres et des contrats, est impressionnant.

Par contre, il me parait tout aussi dangereux de se réfugier derrière cette réflexion pour dénier à l’efficacité tout intérêt. Rechercher la fécondité n’est pas refuser la mesure de l’efficacité de nos projets, mais c’est accepter de ne pas en faire leur but ultime. Cette mesure et cette validation de ce que nous faisons est indispensable car elles nous permettent de comprendre les limites de nos actions, de voir ce qu’il est en notre pouvoir d’améliorer, et accepter ce que nous ne pouvons corriger, tout en gardant comme objectif ultime la recherche de la fécondité. C’est finalement accepter que nous ne sommes que des Hommes.

Le bénévolat est une merveilleuse façon de découvrir la limite de cette fécondité. Il est par essence inefficace, puisque je suis obligé de m’en remettre en permanence à d’autres pour porter les fruits de mon action. Et si je cherche à être moi-même le porteur de ses fruits, les bénévoles s’en vont, ne s’engagent pas, car je ne leur fait pas confiance. Je ne porte pas une Espérance commune mais un espoir individuel. Je serai surement efficace, mais quel manque de fécondité. C’est en leur confiant la responsabilité des fruits de nos projets que nous devenons tous féconds ensembles.

C’est en recherchant en permanence cette fécondité que nous avons toutes les chances de redevenir terriblement efficaces dans la transformation du monde que nos projets portent en eux.

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   Patrick Bertrand, président de Passerelles et Compétences

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