Les territoires modèles développés dans la théorie économique


le 14 février 2011 dans Pro Bono, Réflexions, Réflexions politiques et citoyennes - No comments

Le District industriel

 Le concept de district industriel a été introduit à la fin du 19è siècle par Marshall[1] et remis au goût du jour par Beccatini[2] à la fin des années 1970. Souhaitant étudier la localisation des firmes, Marshall, dans ses analyses sur les « districts manufacturiers » et dans sa théorie des « effets externes » a mis en lumière le rôle du territoire dans l’organisation industrielle. Il a trouvé deux déterminants principaux pour la localisation d’une entreprise sur un lieu précis : les cause internes au territoire (matières premières…) et les causes externes (qualification de la main d’œuvre…). En mettant en avant l’existence d’économies externes, sources d’effets d’agglomération pour les entreprises, il a montré qu’une organisation industrielle caractérisée par l’existence d’un réseau de petites entreprises, souvent spécialisées et liées par des relations marchandes ou non peut fonctionner efficacement[3]. Par conséquent, selon Marshall, il existe deux organisations industrielles différentes, « d’une part l’organisation sous commandement unique de la division technique du travail intégré au sein d’une grande entreprise. D’autre part, la coordination par le marché et par le « face-à-face » (la réciprocité), d’une division du travail désintégrée entre des firmes plus petites spécialisées dans de grands segments du processus productif ». Il a ainsi traité des « industries localisées » afin de voir « en quoi la concentration industrielle est une condition nécessaire à la réalisation de la division du travail, facteur principal de la loi de productivité croissante »[4]. Toutefois, le développement des districts industriels est également dû à des relations interpersonnelles rendues plus faciles par l’agglomération de ses habitants. Il y a ainsi la constitution d’une « atmosphère industrielle », facteur d’osmose et de transmission des compétences au sein du système : « les avantages que présentent pour des gens adonnés à la même industrie qualifiée, le fait d’être près les uns des autres, sont grands. Les secrets de l’industrie cessent d’être des secrets; ils sont pour ainsi dire dans l’air, et les enfants apprennent inconsciemment beaucoup d’entre eux (…) si quelqu’un trouve une idée nouvelle, elle est aussitôt reprise par d’autres et combinée avec des idées de leur cru; elle devient ainsi la source d’autres idées nouvelles ». L’intérêt du concept de district industriel de Marshall repose sur l’analyse des capacités d’un territoire donné à endogénéiser son développement sur la base de relations de coopération et de confiance fondées sur des interactions entre des acteurs géographiquement proches[5]. Autrement dit, des bonnes relations entre les acteurs d’un territoire sont la source d’une réussite économique autonome.

 C’est grâce aux chercheurs italiens  que le concept de district industriel est revenu sur le devant de la scène. Ces derniers ont cherché à expliquer le développement industriel de la Troisième Italie (Nord-Est et Centre de l’Italie), composée de territoires caractérisés par la concentration de petites entreprises spécialisées dans une même branche d’activité (habillement, chaussure, cuir, meuble ou électrotechnique) et performantes à l’exportation. Becattini proposa une définition du district industriel : il s’agit d’« une entité socio-territoriale caractérisée par l’association active, dans une aire territoriale circonscrite et historiquement déterminée, d’une communauté de personnes et d’une population d’entreprises industrielles. Dans le district, à la différence de ce qui se produit dans d’autres milieux, par exemple la ville manufacturière, la communauté et les entreprises tendent, pour ainsi dire, à s’interpénétrer ».
Finalement, le point commun entre les visions de Marshall et Becattini est que la concentration d’un grand nombre de petites entreprises spécialisées sur un même territoire génère des économies d’agglomération. Mais là où le premier limite son analyse aux seules entreprises, le second explique son fonctionnement et sa dynamique par les caractéristiques de la communauté locale. Ainsi, alors que « l’atmosphère industrielle » désigne l’accumulation locale de savoir faire chez Marshall, elle a un contenu plus social chez Becattini, qui la voit comme l’ensemble des conditions fondant la cohésion sociale et la communauté de valeurs de la population locale et l’ensemble des relations entre les acteurs du territoire, qui rendent possible l’apprentissage collectif.

La globalisation a fragilisé ce type d’organisation territoriale. Le problème du district industriel, comme le précise Leroux [6] est qu’il s’inscrit dans la perspective d’un territoire donné a priori. Il s’agit en quelque sorte d’un idéal type que l’on a beaucoup cherché à imiter dans les années 1980.

Le milieu innovateur

 La crise qui a touché les régions de vieille tradition industrielle dans les années 1980 s’est accompagnée d’un dynamisme de certaines régions périphériques. Afin d’expliquer ce phénomène, la thèse du développement endogène s’est imposée, et notamment celle des milieux innovateurs. Introduit par les membres du Groupe de Recherche Européen sur les Milieux Innovateurs (GREMI), le concept de milieu innovateur est défini comme « un ensemble territorialisé dans lequel des interactions entre agents économiques se développent par l’apprentissage qu’ils font des transactions multilatérales génératrices d’externalités spécifiques à l’innovation et par la convergence des apprentissages vers des formes de plus en plus performantes de gestion en commun des ressources »[7]. Les recherches du GREMI ont permis de relier l’espace au mode de fonctionnement des firmes, en reconnaissant l’importance de l’organisation territoriale dans la dynamique industrielle. La notion de milieu innovateur est en fait un croisement entre la réflexion sur les districts et les approches évolutionnistes sur la diffusion des changements techniques. Les interactions entre les acteurs d’un milieu se développent au travers de l’apprentissage collectif et le milieu est ouvert sur l’extérieur, c’est à dire sur l’environnement technologique et sur le marché. Sa pérennité dépend donc de ses capacités à intégrer les marchés extérieurs et à se réorganiser en fonction de la concurrence sur ces marchés.  Le milieu n’est donc pas une catégorie particulière de systèmes de production localisés mais un ensemble cognitif dont dépend le fonctionnement de ce système. Il est l’organisation à travers laquelle s’exprime l’autonomie d’action et d’initiative des systèmes de production localisés. Il est en quelque sorte leur cerveau, en ce sens qu’il constitue une agrégation des capacités d’action et des facultés cognitives des différents acteurs.

L’existence d’un milieu constitue la condition indispensable d’un développement régional endogène. En effet, c’est le milieu qui met en œuvre la territorialité des acteurs comme variable agissant et influant sur leur rationalité dans leurs relations de proximité. Le milieu innovateur se présente finalement comme un système territorial au sein duquel les interactions entre les agents économiques se développent par l’apprentissage qu’ils font des transactions multilatérales vers des formes de plus en plus performantes de gestion en commun des ressources.

Les clusters

 A travers une théorie microéconomique expliquant la compétitivité, les travaux menés par Porter[8] ont remis au goût du jour la notion de clusters pour qualifier les formes locales d’organisation des activités d’innovation. Considérés aujourd’hui comme des éléments fondateurs pour de nombreuses politiques locales menées à l’étranger (Royaume-Uni, Allemagne ou Pays-Bas), leur succès ne se dément pas. Les clusters sont, pour Porter, des pôles d’activité performants au niveau international, repérés dans le monde entier. Ils reposent sur un système relationnel structuré en « diamant » avec 4 forces interactives. Porter met ainsi en évidence l’importance des relations entre la structure de l’industrie, les industries connexes et de soutien, la demande et la présence de facteurs structurels, comme les matières premières ou les structures de transport, qui rendent l’ensemble encore plus efficace. L’un des exemples les plus connus de cluster est la Silicon Valley, une zone située au sud de San Francisco, qui regroupe dans un espace géographique limité des petites entreprises innovantes spécialisées dans l’informatique et les nouvelles technologies et fonctionnant en réseau local de manière performante.
Pour Porter, un cluster est « un groupe géographiquement proche d’entreprises liées entre elles et d’institutions associées relevant d’un domaine donné, entre lesquelles existent des éléments communs et des complémentarités. Son étendue géographique varie d’une seule ville ou d’une région à un pays entier, voire à un réseau de pays voisins… ». La définition et le contenu des clusters demeurent assez flous et  il y a finalement assez peu de consensus sur la définition des clusters. S’il est difficile de donner une définition précise, complète et concise du concept de cluster nous pouvons nous raccrocher à celle donnée par Cooke et Huggins[9]. Ainsi, un cluster peut être défini comme « une concentration géographique d’acteurs unis par des chaînes de valeur économiques, évoluant dans un environnement bénéficiant d’infrastructures de soutien, partageant une stratégie commune et visant à attaquer un même marché». Cette définition sera par la suite reprise en tant qu’outil de politique économique et social avec la naissance des pôles de compétitivité dont le but est de combiner territoire, innovation et industrie.

Toutefois, selon Torre[10], « les clusters tirent leur existence et leur intérêt de trois facteurs essentiels, qui n’ont rien à voir avec une quelconque nature de la transmission des innovations. Il s’agit tout d’abord de l’encastrement des relations économiques dans des réseaux sociaux fortement localisés, ensuite du rôle joué par les institutions dans la construction du cadre géographique des interactions économiques et enfin de facteurs plus traditionnels tels que l’attractivité des zones locales en matière de foncier, de fiscalité ou de marchés locaux du travail. »

Si les différents concepts que nous venons de développer permettent de bien illustrer certains phénomènes économiques tels que les économies d’agglomération, le fait que le territoire d’étude soit donné et caractérisé par une certaine homogénéité limite le champ de l’analyse. Même s’ils constituent des catégories types de territoires, ces différents modèles souffrent de la manière dont ils prennent en compte le territoire, en partie parce qu’ils partent d’une base territoriale pour étudier les différents phénomènes de coordination et d’organisation qui en découlent. En appréhendant le territoire non pas comme un point de départ donné, mais plutôt comme résultant de différents phénomènes de coordination comme le fait l’Ecole de la Proximité, il est possible de mieux prendre en considération le lien entre entreprise et territoire.


    

[1] Marshall, A. (1890) « Principles of Economics ». Macmillan, Londres.
Marshall, A. (1958) « Elements of Economics of Industry », Macmillan, Londres.
[2] Becattini, G. (1979) « Dal settore industriale al distretto industriale. Alcune considerazioni sull’unità d’indagine dell’economica industriale » Revista di Economia e Politica Industriale, N°1.
[3] Courlet, C., Pecqueur, B. & Soulage, B. (1993) « Industries et dynamiques de territoires » Revue d’Economie Industrielle, Volume 64, Numéro 1, p. 7-21.
[4] Courlet, C. (2001) « Les systèmes productifs localisés – Un bilan de la littérature », Cahier d’Economie et Sociologie Rurales, n°58-59, p. 82-103.
[5] Rallet, A., Torre, A. (1995) « Economie Industrielle et Economie Spatiale : un état des lieux », Economica, Paris, 478 pages.
[6] Leroux, I. (2002) « La négociation dans la construction du territoire. Une approche institutionnaliste » Thèse de Doctorat, 440 pages.
[7] Maillat, D., Quevit, M., Senn, L. (1993) « Réseaux d’innovations et milieux innovateurs : un pari pour le développement régional » GREMI, EDES, Neuchâtel.
[8] Porter, M. (1990) « The Competitive Advantage of Nations », The Free Press, New York.
Porter, M. (2000) « Locations, Clusters and Company Strategy », in G.L. Clark, M.P. Feldman, M.S. Gertler, The Oxford Handbook of Economic Geography, Oxford University Press, Oxford.
[9] Cooke P., Huggins R. (2003), « High-technology clustering in Cambridge (UK) », in A. Amin, S. Goglio and F. Sforzi (eds.), « The institutions of local development ».
[10] Torre, A. (2006) « Clusters et systèmes locaux d’innovation. Un retour critique sur les hypothèses naturalistes de la transmission des connaissances à l’aide des catégories de l’Économie de la proximité », Régions et Développement, n°24.

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