Les mutations économiques et sociétales de ces dernières années interrogent la production de masse standardisée, en posant notamment la question de la place du salarié au sein de l’entreprise. L’innovation dans les modes d’organisation et de management devient clef, et des concepts apparaissent comme celui de « l’entreprise libérée ». Ce modèle promeut une hiérarchie plus horizontale avec des employés plus impliqués dans les processus de décision. L’intérêt pour l’entreprise libérée s’explique par la radicalité que peut susciter ce changement, mais aussi parce qu’elle semble pouvoir répondre aux différentes problématiques des parties prenantes en permettant un gain d’autonomie et la réduction du stress pour les salariés…
Découvrez une série de deux articles qui vous permettra d’appréhender les opportunités et les risques de cette évolution entrepreneuriale, au sens large, mais aussi spécifiquement dans le monde de l’Économie Sociale et Solidaire.
L’entreprise libérée : un modèle ancien qui trouve un nouvel essor !
Mis en lumière en 2012 par le livre d’Isaac Getz et Brian Carney Liberté et Compagnie: Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises ainsi que dans le documentaire « Le bonheur au travail » diffusé sur Arte, le concept d’entreprise libérée a une origine bien plus ancienne en réalité. Théorisé par Tom Peter en 1993 dans son ouvrage L’entreprise libérée : libération, management, il s’agit d’un modèle de management qui promeut une entreprise où les salariés sont libres et responsables d’entreprendre les actions qu’ils estiment les meilleures pour leur entreprise. Le concept de « liberté » devient un objectif managérial en lui-même pour les salariés, qui sont encouragés à prendre leurs propres décisions, définir leurs propres objectifs ainsi que leurs horaires et cela sans contrôle des managers… Ils sont pleinement autonomes et n’ont pas à suivre une démarche préétablie. L’idée est de remplacer le système de l’entreprise traditionnelle reposant sur un rapport chef/exécutant par un modèle participatif qui favorise l’autonomie et l’épanouissement des collaborateurs. Parmi les nombreux avantages mis en avant par les partisans de l’entreprise libérée, un des arguments les plus percutants est le gain important de productivité pour les entreprises. En effet, ce nouveau modèle de management permettrait de lutter contre la souffrance au travail qui est un frein à la productivité des entreprises. Selon des études européennes, le coût de souffrance au travail est estimé à une perte de 3,8% du PIB, soit entre 3 et 3,5 millions de journées de travail perdues chaque année (1). Au-delà des gains de productivité, l’entreprise libérée attire car elle semble mieux correspondre aux attentes des salariés de la génération Y qui cherchent à donner du sens à leur travail.
Avec l’entreprise libérée, les énergies individuelles sont mises en lumière : chacun peut être pleinement acteur de son travail, prendre des décisions, choisir ses horaires, ses méthodes de travail et ne pas être brimé par une hiérarchie qui place le contrôle au cœur de son management. Le manager lui-même peut ainsi davantage s’épanouir en proposant un vrai rôle d’accompagnement pour les salariés, ce qui valorise son activité mais aussi celle des salariés comme souligne Denis Bismuth, spécialiste du conseil en ressources humaines et en management (2). Cette satisfaction des forces vives de l’entreprise permet de les fidéliser, de générer un vrai sentiment d’appartenance et de fierté en interne, ce qui rejaillit sur l’image externe de l’entreprise. Par ailleurs, tous les acteurs de l’entreprise sont libres d’exprimer leurs talents et leurs idées, ce qui constitue un climat favorable à l’innovation.
L’entreprise libérée semble également être une organisation managériale qui peut se développer aisément au sein des entreprises de l’économie sociale et solidaire et l’ensemble des structures qui interviennent en faveur de l’intérêt général, car elles partagent des valeurs communes autour de l’émancipation des personnes dans la société. Cette volonté d’agir en faveur du bien commun et de l’épanouissement de la population les pousse plus spontanément à mettre en place un management plus démocratique où l’autonomie et la prise d’initiative sont encouragées.
Condamnés à être libres… et responsables ?
Cependant, la « révolution » managériale orchestrée par l’entreprise libérée est remise en cause par certains spécialistes comme François Gueuze, expert en management des ressources humaines (3). Il redoute notamment un effet de mode puisqu’il n’est pas nécessaire d’être une « entreprise libérée » pour adopter un management éthique et responsable. Par ailleurs, l’expert dénonce aussi la vision caricaturale des managers et de la hiérarchie développée dans ce concept. L’entreprise libérée part du postulat que le rôle principal du manager est le contrôle des autres salariés. Une surveillance qui les briderait dans leur créativité et leur épanouissement. L’auteur affirme au contraire que les compétences du manager sont essentiellement liées au dialogue social. Le manager et l’encadrement intermédiaire peuvent aussi être des éléments clés pour résoudre les situations dégradées.
Un des autres éléments qui permettent aux spécialistes de douter de ce dispositif managérial s’appuie sur la notion de « servitude volontaire » développée par La Boétie (4). Si l’entreprise libérée supprime les contrôles des managers, les salariés sont-ils libres pour autant ? Ils sont plus autonomes, ils ne gagnent pas plus pour autant. Ainsi, le dispositif peut apparaitre comme pernicieux car il pousse les salariés à travailler davantage tout en leur donnant l’illusion qu’ils ont été libres de faire ce choix. La pression sur les salariés est augmentée car chacun est directement et totalement responsable de son projet. Un état qui peut déjà se constater chez les entreprises de l’économie sociale et solidaire qui adopte des process participatifs plus proches de l’entreprise libérée. En effet, une tribune récemment paru sur Alternatives Économiques (5) sur le burn-out dans ce secteur signalait que les salariés, sans objectif de management, sont poussés spontanément à un travail épuisant.
Par ailleurs, un des points phares de cette méthode managériale est de favoriser l’autocontrôle et la responsabilité de chaque individu. Cependant, si cette logique peut être vertueuse, elle peut aussi générer un contrôle permanent des uns sur les autres dans l’entreprise, et ainsi donner lieu à une défiance généralisée dans les relations sociales. Dans ce cas, les effets de ce système annoncé comme égalitaire sont donc à nuancer. En créant une forme de coopération-compétition, l’entreprise libérée pourrait limiter le partage des compétences dans l’entreprise, véritable levier à l’essor professionnel des salariés. Un constat qui apparait antinomique face aux attentes de départ sur la mise en place de ce management et qui apparait également complètement antinomique avec la grille de valeurs de l’économie sociale et solidaire autour de l’autonomie et de l’épanouissement personnel.
Rendez-vous prochainement pour découvrir de nombreux exemples d’entreprises libérées partout dans le monde !
Corentin Roussel, Chargé de sensibilisation et de valorisation du pro bono chez Pro Bono Lab
Sources :
(1) : Les 7 points qui différencient une entreprise libérée d’une organisation classique – Havard Business Review
(3) : L’entreprise libérée : entre communication et imposture – ParlonsRH.com
(4) : L’entreprise libérée : Révolution ou Imposture ? – Le Journal du Net
(5) : Le burn-out dans l’économie sociale et solidaire – Altereco Plus