L’entreprise libérée, placer l’humain au cœur de l’entreprise ? (2/2)


le 21 décembre 2016 dans Entreprise idéale, Entreprises, ESS, Génération Y, Non classé, Réflexions - No comments

 

architecture-1837058Suite à la publication de l’article sur l’entreprise libérée, les avantages de cette méthode managériale basée sur un processus de décision plus horizontal vous ont été révélés. Ses limites et le concept de « servitude volontaire » qui pousse à travailler toujours plus et ressentir plus de pression également… Si le concept est peu développé sur le territoire français, de grandes entreprises à l’international se sont lancées dans l’expérience managériale de l’entreprise libérée.

Des Etats Unis jusqu’à l’Inde en passant par l’Europe… Le bonheur au travail fait des émules

De grandes entreprises internationales se sont intéressées à ces problématiques et certaines d’entre elles ont instaurés des dispositifs afin de « libérer » leurs salariés comme le groupe W.L Core and Associates (1) qui emploie 10 000 personnes à travers le monde et réalise un chiffre d’affaires de 3,2 milliards de dollars (2,594 milliards d’euros). La compagnie américaine propose différents produits imperméables et résistants à base du tissu dont elle est à l’origine : le Gore-Tex. Si la majorité des effectifs travaillent aux Etats-Unis, l’entreprise est aussi présente en France et en Allemagne. Au total, W. L. Gore and Associates a des salariés dans plus de 45 sites dans le monde. Dès sa création en 1958, Willem « Bill » Gore souhaitait que son entreprise ne soit pas enfermée dans les contraintes qu’il avait déjà vécues chez son employeur précédent. Très concrètement, les salariés n’ont pas de supérieur hiérarchique, ils choisissent leurs horaires, ils n’ont pas de descriptifs de postes… Un management qui peut paraitre déstabilisant au premier abord mais qui a permis l’émergence d’une vraie culture d’entreprise. Dès le lancement de sa firme, le fondateur a misé sur le capital humain, sur l’écoute des collaborateurs et la mise en avant des initiatives de chacun. Pour lui, les salariés libérés de la bureaucratie sont plus performants et plus heureux. Un constat confirmé en 2014 par l’étude « Happiness and Productivity » (2) menée par l’Université de Warwick au Royaume-Uni et l’Institut IZA Bonn en Allemagne qui a démontré qu’un salarié heureux est de 10 à 12% plus productif.

office-1081807_1920Le site américain de e-commerce Zappos est aussi en pointe sur ces questions de management (3). Numéro un des ventes de chaussures en ligne avec un milliard de dollars de ventes par an, le passage à l’entreprise libérée n’a pas altéré les ventes, bien au contraire ! Il a renforcé la culture d’entreprise autour de la notion de bonheur. Zappos reprend les codes de l’entreprise libérée « classique » comme l’autonomie ou le partage des savoirs et pousse certains concepts encore plus loin pour favoriser le bonheur de ses salariés. Ainsi, l’entreprise dispose d’un système de palette de compétences à atteindre que chacun peut viser atteindre pour obtenir une augmentation de salaire. Cela doit faciliter le fait que chacun puisse devenir acteur de sa progression de carrière. Le modèle mis en place se dirige progressivement vers l’holacratie, une société entièrement horizontale où il n’y a plus de chefs à proprement parler, mais Zappos dispose toujours de managers de projets (9). Si l’expérience fonctionne pour la majorité des salariés, certains peuvent se trouver déstabilisés. En effet, 15% d’entre eux ont quitté l’entreprise suite à la mise en place de ce management. L’absence de hiérarchie peut être motivante pour les personnes les plus autonomes et confiantes, mais elle peut aussi s’avérer angoissante pour d’autres. Certains profils préfèrent avoir la possibilité de se reposer sur un chef qui a une personnalité adaptée pour gérer les échecs éventuels. Cette horizontalité a aussi fait peur à certains managers qui ont eu peur de ne plus évoluer dans l’entreprise.

En dehors des modes de vie et des manières de travailler à l’occidentale, l’entreprise libérée séduit aussi à l’autre bout de la planète. L’Inde, qui connait une des plus fortes croissances de la planète, s’intéresse aussi à de nouvelles façons de gérer les ressources humaines, à l’image du chef d’entreprise indien Vineet Nayar à la tête de l’entreprise d’informatique internationale HCL Technologies (4). Alors que le secteur était en crise et que la société était fragilisée, le changement managérial opéré a permis de redonner une dynamique positive à l’entreprise. En seulement 4 ans,  HCL Technologies a vu son chiffre d’affaires multiplié par 3 avec une chute des départs volontaires des salariés de 50 %. Un succès qui s’explique par un bouleversement du fonctionnement hiérarchique, élément essentiel de la transition vers l’entreprise libérée. Très concrètement, Vineet Nayar s’est basé sur le constat que ce sont les salariés qui créent de la valeur : il faut donc les mettre davantage au cœur de l »entreprise. (5) Un des dispositifs phare mis en place est le forum en ligne appelé « You and I » où les salariés peuvent poser des questions à leurs dirigeants. Ces interrogations sont consultables par tous les employés. Si un nombre conséquent de critiques ont été recensées dans un premier temps, les salariés ont pu comprendre que les dirigeants se rendaient bien compte que tout n’était pas parfait et qu’il n’y avait pas de réponses magiques aux problèmes. Le lien de confiance s’est ainsi renforcé et chaque individu a pu se mettre à la place de l’autre.

Si les entreprises de l’économie sociale et solidaire sont peu nombreuses à mettre en place ce dispositif managérial, la mise en place de l’entreprise libérée en entreprise favorise les initiatives solidaires des salariés. C’est le cas de la biscuiterie Poult, acteur européen du biscuit sucré, qui a vu éclore des projets menés par leurs salariés en interne. Ainsi, l’entreprise libérée peut agir comme un vecteur de diffusion de l’intrapreneuriat social. C’est ainsi que Karine Golnhofer a pu lancer un food-truck solidaire de vente de légumes bio qui s’approvisionne uniquement auprès de jeunes agriculteurs locaux qui débutent dans leur métier. Face au succès de l’opération, Karine s’est lancé dans la préparation de plats cuisinés soutenue par Poult, qui a même investi dans un laboratoire professionnel. (6)

L’entreprise libérée n’est pas une solution miracle… mais elle offre des pistes vers une conception de l’entreprise plus solidaire

macbook-336704L’entreprise libérée, future norme du 21ème siècle ? Si ce concept managérial a fait ses preuves dans certaines entreprises, il n’est pas forcément transposable à toutes les types d’entités et ne correspond par forcément aux attentes de tous les salariés. Le cas des entreprises et organisations de l’économie sociale et solidaire est parlant sur ce sujet. Si ce type de structures pourraient être sensibles à ce management plus participatif, peu d’entre elles l’adoptent : d’une part parce que leur mode de fonctionnement est souvent plus démocratique que celui des entreprises, d’autres part car la plupart souhaitent gagner en structuration. À noter également que tous les pays ne sont pas forcément préparés de la même façon à se diriger dans la voie de l’entreprise libérée (7). Le modèle apparait plus facilement applicable dans les pays anglo-saxons qui ont une vision plus libérale de l’entreprise. Il serait aussi erroné de penser que ce système est miraculeux pour les entreprises. Si ce nouveau management apporte de nombreux avantages pour les salariés comme l’autonomie, il a également des inconvénients dont une masse de travail supplémentaire. Si les pouvoirs sont mieux répartis dans l’entreprise, seul le dirigeant peut réellement enclencher ce changement interne. Et si de nombreux salariés peuvent être intéressés par la démarche, les « libérateurs » peuvent être plus réticents à actionner ce changement radical qui génèrerait beaucoup d’incertitudes. Notons également que ce bouleversement intervient le plus souvent quand l’entreprise est en difficulté – comme dans le cas de HLC Technologies – et qu’elle souhaite se réinventer pour redevenir performante. Un choc semble donc nécessaire pour que les mesures propres à l’entreprise libérée puissent être enclenchées, ce qui peut laisser imaginer une diffusion limitée de ce type de management. Malgré tout, des experts comme Joël de Rosnay, fondateur d’AgoraVox et auteur de nombreux essais prospectivistes, pensent que l’horizontalité progressive des entreprises va se poursuivre (8). Parmi ses arguments, il pense que la culture collaborative va se normaliser avec l’essor du numérique. Dans son ouvrage Surfer la vie – Comment sur-vivre dans la société fluide paru en 2012, il prédit que « la société pyramidale est amenée à laisser sa place à un soft power transversal ». Si les avis peuvent diverger, l »entreprise libérée demeure une chance pour chacun de s’interroger sur les façons de faire évoluer les pratiques managériales. C’est aussi une opportunité de se questionner sur le rôle de l’entreprise dans la création d’une société plus solidaire. 

 

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Corentin Roussel, Chargé de sensibilisation et de valorisation du pro bono chez Pro Bono Lab

  

Sources

(1) « Chez Gore-Tex, chaque salarié est son propre manager » – Capital, 22 avril 2013
(2) « W.L Gore : L’entreprise libre et sans chefs » – « Changer le travail », Sciences Humaines, 2014
(3) « Mes trucs pour faire le bonheur des salariés de Zappos » – L’Express L’Entreprise, 14 mars 2011
(4) « 5 Choses à savoir sur l’holacratie » – L’Express L’Entreprise, 29 avril 2015
(5) « HCL Technologies, entreprise déhiérarchisée » – Entreprise-libre.com, 12 décembre 2015
(6) « Quand l’Inde renverse les règles du management traditionnel » – L’Express Emploi, 5 novembre 2013
(7) « Les intrapreneurs sociaux, ces rebelles qui font flores dans l’entreprise » – ProPhil 
(8) « Joël De Rosnay : « Les visions pyramidales sont en train d’exploser » » – OuiShare Magazine, 24 octobre 2012

 

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