Il est courant de penser que les entreprises américaines s’impliquent plus pour la société que les entreprises françaises: la protection sociale prodiguée par l’Etat étant moins importante aux Etats-Unis, les entreprises seraient naturellement appelées à pallier en partie ce manque. La mobilisation des salariés pour des causes d’intérêt général via leur entreprise serait donc bien plus forte aux Etats-Unis qu’en France. Qu’en est-il vraiment ?
L’implication des entreprises pour la société prend racine dans un terreau différent de part et d’autre de l’Atlantique. Aux Etats-Unis l’éthique protestante, qui impose de rendre à la société ce que Dieu nous a offert, ainsi que la faiblesse de la couverture sociale prodiguée par l’Etat expliquent certainement pour une grande partie la politique de mécénat des entreprises. Rien de semblable en France : aux yeux de nombreuses personnes l’Etat réduit convenablement par lui-même les inégalités sociales, l’action des entreprises ne serait donc pas nécessaire. La France constituerait ainsi un terrain moins favorable au mécénat des entreprises que le pays de l’oncle Sam. D’un côté certains s’en lamentent : la France est en retard sur les États-Unis, érigés comme modèle en la matière. D’un autre, d’autres s’en félicitent, voyant dans le mécénat des entreprises un moyen pour ces dernières de se mêler de l’intérêt général, qui devrait être la chasse gardée de l’Etat et du secteur associatif. Tous s’accordent sur un point : l’histoire, la place accordée à l’Etat et la mentalité sont plus propices aux Etats-Unis au développement de la responsabilité sociale des entreprises.
En France, les grandes entreprises proposent pourtant une gamme de programmes responsables quasiment aussi large qu’aux États-Unis : l’une des seules différences est le consulting pro bono, en forte croissance aux États-Unis, mais que de rares entreprises françaises offrent. En 2008, les dons aux associations des entreprises françaises s’élevaient à 2,5 milliards d’euros, ceux des entreprises américaines à 15,3 milliards de dollars, ce qui représente la même proportion du PIB pour les deux pays : 0,1%*. La France n’accuse donc pas un retard si important que cela dans le développement du mécénat, et notamment du bénévolat d’entreprise, l’un et l’autre étant souvent fortement liés. Le dynamisme du tissu associatif français et l’action de l’Etat en faveur du mécénat des entreprises ont été deux moteurs non négligeables de ce développement.
Les deux différences majeures dans l’engagement des salariés auprès d’associations sont la maturité des programmes qui l’encadrent, et la distance que posent les salariés entre la politique de leur entreprise et leur vie privée. En effet, si le volume du mécénat financier rapporté à l’activité économique est équivalent en France et aux Etats-Unis, cela n’est vrai que depuis quelques années seulement : en France, le mécénat a quintuplé entre 2000 et 2008 (il représentait seulement 0,02% du PIB en 2000**). L’implication des salariés, dont le développement suit de quelques années celui du mécénat financier, est donc très récente en France. Cela explique notamment le fait que la palette des activités qui est proposée par les entreprises américaines à leurs salariés ne soit pas encore totalement accessible en France. Dans leur majorité, les entreprises françaises viennent juste de mettre un pied sur le terrain de l’implication citoyenne des salariés, et n’ont pas encore une organisation rodée pour proposer des programmes plus ambitieux, comme le consulting pro bono. En France comme aux Etats -Unis, les associations ont aussi beaucoup de mal à créer et manager des projets utilisant les compétences de volontaires d’entreprise. Du côté des salariés enfin, s’impliquer pour des associations à travers son entreprise est une idée nouvelle, qui progresse petit à petit.
Cette nouveauté inspire d’ailleurs de la méfiance à certains salariés : selon eux, l’engagement associatif relève exclusivement de la vie privée, et doit rester indépendant de la vie professionnelle. Derrière ce sentiment plane le fantôme du paternalisme de la fin du XIXème siècle. Selon certains, le bénévolat de compétences resterait pour l’entreprise une forme de contrôle et d’exploitation des salariés : en s’impliquant auprès d’associations, les salariés ne redorent-ils pas le blason de leur entreprise ? Cette vision se focalise sur l’intérêt de l’entreprise, et laisse de côté l’intérêt des salariés et des associations à participer à des programmes pro bono. Certes l’entreprise y trouve un intérêt, mais n’en est-il pas de même pour les salariés et les associations ? Par ailleurs, le fait d’avoir un intérêt dans une activité empêche-t-il toute générosité ? Doit-on encore opposer frontalement altruisme et égoïsme comme l’ont fait les théories économiques de l’agent rationnel et intéressé, aujourd’hui remises en question ? Les particuliers qui font un don à une association profitent d’une déduction d’impôt, et cependant ce don relève dans la majorité des cas d’une démarche désintéressée.
L’implication citoyenne des salariés est plus récente en France qu’aux États-Unis : les processus qui y sont inhérents ne sont donc pas aussi aboutis, et le contexte est différent. Cependant en France les grandes entreprises ont un engagement aussi fort que leurs homologues américaines, et nombreuses sont les entreprises qui souhaitent améliorer leur processus et étendre leur gamme d’activités pro bono. Cette amélioration pourra être conduite rapidement, notamment si elle s’appuie sur le retour d’expérience des entreprises américaines. La différence de maturité entre les programmes de bénévolat d’entreprise en France et aux États-Unis va donc se résorber. La méfiance de certains salariés vis-à-vis de ces programmes est en partie due à leur nouveauté ; elle devrait s’estomper. Cependant, le rapport du salarié à son entreprise garde en France un fonds de suspicion. Les entreprises françaises doivent tenir compte de cette spécificité pour définir leurs programmes d’implication citoyenne des salariés, qui seront donc différents de ceux qui existent l’autre côté de l’Atlantique.
* Source : « Giving USA 2008 » et « Le mécénat d’entreprise en 2008 », Admical/CSA.
** Source : Admical, Répertoire du mécénat 2001-2002