Utilisée comme un outil de légitimation du capitalisme, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) apparaît dès les années 1920 dans les discours des businessmen. La RSE est d’abord incarnée par des dirigeants d’entreprise (Ford, GE, etc.) avant d’être analysée par des théoriciens du management. La crise de 1929 et la montée de l’interventionnisme étatique a cependant rendu inacceptables ces discours et a imposé un silence radio jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. L’ouvrage Social Responsibilities of The Businessmen (SRB) de Bowen paru en 1953 s’inscrit cependant dans le renouveau de l’après-guerre, lorsque « les discussions portant sur les responsabilités sociales de l’entreprise sont non seulement devenues acceptables dans les cercles dirigeants, mais même à la mode » (p. 44).
La liberté unique de prise de décision économique dont bénéficient des millions d’hommes d’affaires privés, qui caractérise notre système de libre entreprise, est injustifiable si elle est uniquement favorable aux managers et aux propriétaires de l’entreprise ; elle ne peut être justifiée que si elle est bonne pour l’ensemble de la société. »
La responsabilité sociale des entreprises, quels enjeux ?
La critique de fond sur laquelle repose SRB est que les intérêts des dirigeants d’entreprises ne sont pas alignés avec ceux de la société dans son ensemble. Pourtant, les décisions qu’ils prennent l’influent significativement. Il s’agit alors pour Bowen de penser une meilleure articulation de l’Economique et de la Société, et la RSE semble être une troisième voie possible pour se prémunir contre les dérives du libéralisme, sans tomber dans un interventionnisme paralysant. L’auteur défend alors que « lorsqu’il est ressenti que les pouvoirs exercés par les hommes d’affaires et les choix qu’ils effectuent ne contribuent pas au bien-être global, les hommes d’affaires doivent soit réviser volontairement leur comportement, soit être l’objet de contrôles.» (p. 6-7).
Pour Bowen, le défi de la pérennisation et de la mise en pratique de la RSE est avant tout un enjeu d’organisation de l’action collective. Il est nécessaire de construire un ensemble de règles pour institutionnaliser la RSE. Pour reprendre la classification des auteurs néo-institutionnalistes[1], il s’agit de faire émerger trois types de règles :
- Cognitive : règle intuitive (ex : grâce à une évolution de la représentation de l’entreprise et de ses parties prenantes, les dirigeants considèrent l’idée de RSE comme naturelle)
- Normative : règle de la profession qui régule l’activité (ex : rôle des écoles de commerce dans la responsabilisation des futures dirigeants)
- Coercitive : régulation légale et pression de l’environnement ou du public (ex : l’Etat interdit le travail des mineurs ou les consommateurs n’acceptent pas d’une entreprise qu’elle fasse travailler des enfants)
Cependant, l’auteur n’est pas dupe quant aux limites à la construction de ce projet collectif, dont voici les plus grandes :
- La définition des fins (ex : comment définit-on ce qui est bon pour la société ?)
- La définition des responsabilités sociales des hommes d’affaires (ex : comment définit-on la part de responsabilité des entreprises ?)
- L’acquisition de savoir-faire techniques (ex : comment mesure-t-on l’impact des actions de RSE ?)
Après 50 ans, quelles avancées ?
Acquier et Gond, lorsqu’ils relisent l’ouvrage fondateur de la RSE, portent un regard rétrospectif critique sur la manière dont a évolué la recherche sur le thème de Business and Society. Ils citent notamment Preston : « la lecture attentive du livre de Bowen laisse le lecteur impressionné et quelque peu consterné du peu d’avancées conceptuelles et analytiques réalisées depuis lors. » (Preston, 1975, p. 435). La recherche sur la RSE s’est segmentée sans parvenir à trouver un socle commun de réflexion. Ainsi la réflexion autour de « business ethics » a cherché à trouver des lois de la RSE, alors que certains se sont attachés à décrire, et d’autres à analyser l’impact de la RSE sur la performance de l’entreprise.
Le constat du manque de progression d’un point de vue global sur les enjeux et la mise en pratique de la RSE notamment est affligeant. Alors que le père de la RSE proposait une analyse systémique permettant d’analyser le processus de construction collective de la RSE, aucun auteur n’a permis de réunir les différentes approches de la RSE ayant été développées.
Malgré l’insuffisance des travaux qui ont succédé à SRB, Bowen a le mérite d’avoir montré que la RSE était un défi d’action collective, dont la difficulté réside donc dans l’interaction entre les parties prenantes (Etat, entreprises, groupes organisés et citoyens) et qui implique des transformations à plusieurs niveaux (mentalités, discours, pratiques, institutions et savoirs).
Sources
Aurélien ACQUIER, Jean-Pascal GOND, Aux sources de la responsabilité sociale de l’entreprise : à la (re)découverte d’un ouvrage fondateur, Social Responsibilities of the Businessman d’Howard Bowen, 2005.
Howard BOWEN, Social Responsibilities of the Businessman d’Howard Bowen, 1953.
[1] DiMaggio et Powell, 1983 ; Scott, 1995