Le début des années 2000 a été marqué par la découverte de nombreuses pratiques douteuses en entreprises, dont l’élément déclencheur a été la faillite du géant de l’énergie américain Enron suite à des fraudes répétées avec son cabinet comptable Arthur Andersen. C’est dans ce contexte que Sumantra Goshal, détenteur d’un doctorat aussi bien au MIT qu’à Harvard, professeur en management stratégique et international à la prestigieuse London Business School of Economics, s’interroge alors sur la responsabilité des écoles de commerce et des théories qu’elles enseignent dans la propagation de ces comportements managériaux.
Ghoshal défend l’idée que les théories managériales développées depuis trente ans sont à l’origine des pratiques de gestion aujourd’hui critiquées. L’auteur montre notamment que les théories enseignées dans les universités et écoles de commerce ont un caractère auto-réalisateur, et ont donc conditionné les comportements managériaux et les décisions qui sont prises chaque jour en entreprise. Ces théories dominantes sont fondées sur :
- Un raisonnement causal et partiel, calqué sur les sciences exactes et inadapté aux sciences sociales qui nie l’existence de liberté humaine dans les prises de décision des acteurs économiques (ex : comportements micro-économique rationnels de l’homo oeuconomicus).
- Une idéologie libérale reposant sur une série d’hypothèses pessimistes sur la nature humaine qui suggère que les acteurs économiques ne sont pas dignes de confiance et recherchent uniquement leur intérêt (ex : théorie de l’agence).
Une méthode de raisonnement empruntée aux sciences exactes et inadaptée au management
Le siècle a été marqué par la volonté de rattacher le management aux sciences sociales. Une condition pour faire du management une science a été de bannir toute considération éthique ou morale, ce qui constitue une hypothèse forte, illustrée par les mots de Milton Friedman :
Peu de tendances mettent davantage en péril les fondations de nos sociétés libres autant que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité sociale autre que celle de faire gagner le plus d’argent possible à leurs actionnaires.”
Les chercheurs ont ainsi adopté une démarche scientifique qui consiste à rechercher les lois économiques, sociales et psychologiques qui expliquent le comportement des acteurs et la performance de l’entreprise. Les méthodes de raisonnement utilisées sont principalement causales. Or le management ne peut s’expliquer que sur le mode du raisonnement intentionnel. Il est cependant bien plus élégant et rassurant de bâtir des modèles logiques qui schématisent le comportement des acteurs et permettent de maximiser le retour sur investissement du capital.
Une idéologique néolibérale pessimiste et auto-réalisatrice
Malgré ce que nous dictent le bon sens et l’expérience, les théories managériales sont toujours basées sur des modèles qui présupposent que les comportements individuels sont homogènes et fondamentalement intéressés. De cette manière, l’idéologie libérale défendue par Milton Friedman exclut du champ des sciences sociales toute considération éthique et fait reposer ces questions sur l’individu lui-même.
Etant donné cette vision pessimiste de la nature humaine, le but des universitaires empreints de cette idéologie dominante est plutôt de savoir comment empêcher les acteurs économiques de « faire du mal », plutôt que de les inciter à « faire le bien ». C’est précisément ce à quoi s’est attachée l’Ecole de Chicago, dont les théories telles que la théorie de l’agence ou encore la théorie des jeux se sont répandues dans les années 80. Elles ont non seulement influencé la recherche économique, mais aussi des disciplines telles que le droit et la psychologie.
Ghoshal montre par ailleurs que cette idéologie s’est auto-réalisée. En effet, une théorie qui présume que l’individu agit de manière opportuniste et en déduit des recommandations managériales basées sur cette hypothèse renforce les comportements opportunistes. Ci-dessous, le témoignage maladroit de F. Mishkin, professeur à Columbia et anciennement à la tête de la Fed dans (source : film Inside Job).
L’exemple des méfaits des théories sur la gouvernance des entreprises
La recherche a montré que le manque de confiance accordé aux managers génère justement les comportements dissidents contre lesquels l’entreprise souhaite lutter (Osterloh et Frey, 2003). La théorie de l’agence notamment, a fortement influencé la gouvernance des entreprises, présumant qu’on ne peut pas faire confiance aux managers qui, recherchant naturellement leur propre intérêt, ne vont pas faire leur travail de maximisation de la valeur actionnariale (Jensen et Meckling, 1976). Les grandes entreprises appliquent donc les « recettes » préconisées par l’idéologie dominante, relayée par les investisseurs institutionnels, les personnages politiques et les chercheurs, et notamment :
- Le recrutement de directeurs indépendants aux conseils d’administration ;
- La distribution de stock-options aux managers pour faire converger leur intérêt avec ceux des actionnaires ;
- La séparation de la fonction de président et de directeur général pour réduire le pouvoir du second.
Enron appliquait à la lettre ces préceptes et, malgré l’échec cuisant de ces recettes et le manque de validation théorique et empirique, elles continuent d’être prêchées par les revues sur la régulation de la gouvernance d’entreprise. Selon l’auteur, la recherche a montré que la cause principale des scandales d’entreprise aux Etats-Unis reposent sur l’importance démesurée que les entreprises américaines ont dû accorder à la maximisation de la valeur actionnariale, aux dépens des conséquences de ces décisions sur les autres parties prenantes (Thomas Kochan, 2002).
Une évolution de l’enseignement dans les business schools ?
Parmi les éléments de réforme du monde académique des écoles de commerce proposés par Goshal, nous retenons la révision du contenu pédagogique et des méthodes de recherche. Ainsi il s’agirait de revenir à un enseignement du bon sens et notamment de :
- Améliorer la transparence sur les hypothèses sous-jacentes et les limites des modèles enseignés ;
- Rechercher un équilibre entre hypothèses négatives et positives, notamment dans les travaux des jeunes universitaires ;
- Enseigner les théories sur lesquelles les universitaires pourront bâtir des modèles qui réintègrent les problèmes éthiques et moraux dans les théories managériales, plutôt que de ne dispenser que des cours de RSE en tant que matière ;
- Rétablir la pluralité des approches universitaires dans les business schools.
Cette réforme prendrait du temps, car remettre en cause l’hypothèse que la morale et l’éthique sont exclues des pratiques de gestion rendrait la modélisation du management impossible. C’est notamment cette difficulté qui explique l’utilisation persistante de la théorie de l’agence et le rejet de son pendant, la théorie de l’intendance (Davis, Schoorman et Donaldson, 1997).
Par ailleurs, les « très suivis » classements des business schools reposent notamment sur le critère du nombre de publications du corps enseignant dans les 40 meilleures revues sélectionnées par les journaux comme le Financial Times. L’orientation des sujets de recherche des universitaires et des étudiants est donc influencée par les contraintes idéologiques de ces revues.
Finalement, alors que la déréglementation des marchés financiers et les comportements frauduleux de certaines banques, assurances et agences de notation sont fortement mis en cause dans la crise actuelle, Goshal nous permet de prendre du recul en mettant en perspective le rôle pervers des théories économiques prédominantes dans la détermination des comportements managériaux.
Pour aller plus loin :
Ghoshal S., Bad Management Theories are Destroying Good Management Practices, 2005
Fergusson C., Inside Job, 2010
Friedman M., Capitalism and Freedom, 1962
Crédit photo Jason Spaceman sous licence Creative Commons
Excellent article! Continuez!