Le pro bono est un concept fréquemment englobé dans une stratégie de responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), qui lorsqu’elle existe est elle-même souvent intégrée dans un département, par exemple « développement durable ». En quoi cet intérêt pour l’éthique est-il stratégique pour les entreprises? Quelle est la part d’éthique et la part de toc?
L’intérêt stratégique de l’éthique
En d’autres termes, cet intérêt pour la solidarité et les enjeux sociaux est souvent mû par une stratégie d’entreprise. Pour les acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS), il est important de montrer aux entreprises l’intérêt qu’elles peuvent avoir à se pencher sur ce type d’activités : retombées en termes de communication interne et externe, participation à la construction d’identité d’entreprise et implication des salariés, entre autres enjeux touchant aux ressources humaines. Mais certaines entreprises en font une stratégie plus globale, telle celle de General Electric appelée « reverse innovation » : pour pénétrer les marchés des pays émergents, en demande d’outils médicaux performants mais adaptés à un environnement parfois rural et isolé, cette entreprise a conçu des produits moins chers et d’usage général avant d’en trouver un usage dans les pays développés. Ou encore Danone, qui s’est construit une solide réputation de précurseur avec son expérience au Bengladesh aux côtés de la Grameen Bank dans un partenariat de vente de yaourts pour lutter contre la malnutrition infantile. Danone a ensuite monté à Madagascar un partenariat entre sa filiale Blédina et des ONG pour développer ce même concept avec une bouillie pour nourrissons. Au point de changer son slogan, anciennement « la santé par l’alimentation », aujourd’hui complété de la proposition « pour tous ». Ceci montre donc l’impact potentiel de telles initiatives sur l’image de l’entreprise ainsi que sur son identité.
Il semble que deux types d’engagement prévalent à l’heure actuelle : la RSE comme outil de communication et de RH, qui n’empêche d’ailleurs pas les entreprises de mener à bien des projets innovants, et l’engagement de la RSE comme vecteur d’innovation. Ici, les entreprises semblent trouver des répercussions plus profondes sur la nature même de leur activité : les projets pro bono et les partenariats sont une manière de pénétrer de nouveaux marchés en adaptant son offre aux contraintes locales. C’est aussi un moyen de revoir son fonctionnement, en plaçant le client à nouveau au centre de la démarche, au rebours de ce qui était jusqu’à récemment la norme : créer le besoin. L’engagement des entreprises dans la RSE leur permet de répondre à un besoin : une partie de l’activité consiste à comprendre le besoin spécifique des bénéficiaires et à y répondre.
C’est une vraie révolution, à bien y réfléchir. C’est une forme de redécouverte du rôle de l’économie, au service de l’homme. C’en est une moralisation.
Une éthique de l’intérêt stratégique ?
En effet, ces changements au sein des entreprises indiquent que celles-ci se moralisent. Contre l’ancienne conception qui faisait de l’entreprise un organe produisant des richesses, ce qui était son seul objectif, il s’agit aujourd’hui d’en faire un organe qui soit en mesure de rendre une certaine justice économique. Mais n’est-il pas dangereux de placer l’éthique en économie ? Serait-il cynique de chercher son intérêt dans l’action sociale et solidaire ? N’est il pas contradictoire de se demander si une bonne action peut être désintéressée ?
Il n’est pas aisé de résoudre cette problématique. En effet, rappelons-nous des dérives de l’entreprise moralisée : prenons l’exemple des prisons panoptiques héritées de Bentham, qui ont servi à penser les cités ouvrières, comme l’a montré le philosophe Foucault, notamment dans Surveiller et Punir. L’idéal de vie communautaire dans des petites habitations familiales agréables où activité privée et activité économique sont mêlées avait également pour visée le contrôle des individus ; par l’observation constante des faits et gestes au travers d’une tour vitrée et la mise en place de fenêtres dans les domiciles, un gardien pouvait voir toutes les habitations et les personnes s’y trouvant. L’exploitation économique est alors corrélée à la perte de liberté.
De même, l’opinion publique peut se demander si l’intention réelle des entreprises dans les pays émergents n’est pas de remporter le marché de la pauvreté, le marché dans les pays développés étant saturé. Dans quelle mesure s’agit-il de ne pas créer de nouveaux besoins ? L’engagement éthique peut alors s’avérer nécessaire pour éviter les dérives. Les populations pauvres représentent un challenge pour les entreprises qui doivent s’attacher à comprendre leurs besoins et s’adapter au fragile équilibre des ménages. Il y a en soi une responsabilité à s’adresser aux populations pauvres dont le budget est si vital.
Ainsi, s’interroger sur les causes de l’engagement des entreprises permet d’appréhender les intentions de ces dernières et le succès des projets qu’elles mettent en place : l’engagement est volontaire, mû par une volonté complexe. Il est difficile de savoir, de l’intérêt ou de la conviction éthique, ce qui doit prévaloir pour assurer un impact positif. Il est cependant certain que l’engagement doit être réel, peu importe les motivations, pour accomplir une action qui ait un impact. Le mariage à parts égales entre intérêt et éthique semble donc fertile pour donner naissance à de beaux projets.