Au rythme de l’innovation sociale, le pro bono se développe dans le monde en rencontrant un succès croissant, et parfois pourtant des difficultés dans sa mise en œuvre. La création d’un programme innovant et durable impliquant des volontaires est un exercice qui requiert de l’expérience et de la réflexion, à enrichir par l’étude de programmes existants et d’exemples concrets. Réussir un projet ne donne pas l’assurance d’en mener d’autres en grand nombre sans échec. Passer du sur-mesure à la grande échelle, quels en sont les enjeux ?
Innover : le droit d’être exceptionnel
Au colloque des Ateliers de la République sur le thème de l’innovation sociale intervenait François Marty, président du Chênelet. Cette SCOP a mis en place un temps partiel payé à temps plein pour les mères de famille ayant des enfants en bas âge. L’acceptation du procédé par les hommes de l’entreprise a été unanime. Au début, les femmes doutaient que cela les valorise, mais finalement les hommes sont plus efficaces sur les jours de présence féminine, évitant notamment de leur donner le travail dont ils ne veulent pas, et la productivité globale augmente. Cependant, il semble impossible que le législateur généralise un tel dispositif sous peine de fronde sociale.
Ainsi, certaines initiatives isolées ne peuvent pas, voire ne doivent pas être généralisées et imposées au public: elles restent donc privées, en quelque sorte exceptionnelles. Certaines initiatives trouvent d’ailleurs un gain de sens parce qu’elles sont temporaires, voire éphémères. Un programme fonctionne dans un contexte particulier, sur un territoire donné et auprès d’une population singulière. Cet environnement joue un rôle central dans la conception d’un dispositif innovant qui ait à la fois un impact social et une viabilité économique ; or il change constamment. Les hommes, les matériaux et les capitaux peuvent être désassemblés par le temps, la conjoncture, par un désaccord croissant entre eux ou dans le cas idéal par la réussite de leur projet qui y met fin. Au-delà de son ancrage territorial, une association et une entreprise sont d’abord des communautés où se lient des destins humains autour d’un projet, et en ce sens elles portent leurs propres lois qu’il convient de respecter pour remporter l’adhésion. Il est parfois nécessaire de s’adapter très précisément au fonctionnement du groupe pour en maintenir la cohésion, indispensable lorsqu’on cherche à susciter un engagement citoyen voire solidaire. Cela nécessite la compréhension et la préservation des intérêts de chacun mais aussi la valorisation de leurs spécificités et de leurs conceptions.
Se développer : quel rôle pour les modèles ?
Au même colloque, un intervenant proposait de rejeter les modèles comme des illusions, en nous conseillant de nous méfier de toute avant-garde sociale, et notamment des grandes écoles dont J-M Borello louait pourtant les efforts croissants sur le thème social. J’ai été un peu surpris par cette fermeture du discours : pourquoi rejeter ces étudiants et les exemples venus de l’étranger pour s’inspirer ? De même, il semble normal que les innovateurs aient envie de répandre leurs pratiques et de changer d’échelle. Certes, aucun modèle n’est parfait en lui-même, mais certains sont extrêmement bien pensés et ne requièrent pour changer d’environnement avec succès que des modifications à la marge. La question fructueuse me semble plutôt être celle de l’adaptation : un modèle, qu’il soit économique, technique ou conceptuel est un outil de plus pour l’artisan du social. L’important est de savoir se l’approprier en l’utilisant et en lui faisant subir les transformations nécessaires à son environnement, grâce au retour d’expérience. La plupart des innovateurs n’ont pas tout réinventé, mais ils ont appliqué un esprit critique et de synthèse aux innovations environnantes en testant leur usage sur le terrain avant d’y apporter leur touche : accessibilité, simplicité, fonctions supplémentaires… C’est notamment ainsi que naît « l’innovation frugale » ! Pour reprendre une formulation habile, il me semble qu’on peut faire des « copier-coller intelligents », en adaptant de bonnes idées partagées librement pour les rendre encore meilleures : c’est d’ailleurs l’enjeu central du libre ou de l’open source !
Piloter, une manière efficiente d’affronter le risque
La généralisation et la pérennisation d’un programme pro bono sont souvent recherchées par les entreprises et les associations qui essaient de lier différents acteurs dans une logique de co-création innovante. L’erreur fréquente consiste à placer la charrue avant les bœufs : construire sur le long terme requiert des stades de développement successifs. Associations, intrapreneurs et entrepreneurs sociaux mettent des années à équilibrer leurs approches. Une phase de projets tests ou pilotes est souvent le meilleur moyen de démarrer, et cette atmosphère d’expérimentation est stimulante en particulier pour les volontaires dans le cas du pro bono. Concevoir un méta-modèle global avant même d’avoir réussi un petit nombre de projets, là semble être l’illusion. Par exemple, un partenariat association-entreprise peut être approfondi par un soutien de plus en plus large : d’abord un don en nature, puis un soutien à la gouvernance, puis du mécénat de compétences pour soutenir l’activité, et enfin un soutien financier. L’important est de laisser la relation s’approfondir à un rythme naturel, afin que chaque étape réponde à un besoin compris par tous. Un partenariat durable offre des meilleurs retours chaque année ; il convient donc d’investir son temps progressivement en restant patient.
Cela dit, toute innovation est une mise en risque. L’application au réel montre les limites de l’approche prospective. Cette confrontation au risque dans l’action s’avère aussi être la manière la plus efficiente d’innover ! Ce sont alors les échecs rencontrés qui représentent les coûts d’innovation, et si l’on avance en conservant continuellement réflexion et concertation des partenaires, ils sont peu nombreux. L’important est alors de conserver l’agilité qui permet de s’adapter aux écueils rencontrés. A priori donc, suivre un modèle à la lettre et appliquer des processus figés est une usine à gaz coûteuse. Les revues de littérature inspirent mais ne sauvent pas. La manière la plus efficiente d’apprendre est d’essayer grâce à des projets pilotes avant de tracer des plans de développement. Ces pilotes sont à réaliser dans un cadre protégé afin de maximiser leur chance de succès –la communication sera ainsi limitée pour diminuer la pression extérieure. Cependant, a posteriori les modèles et la valorisation de l’expérience prennent tout leur sens. Pour vaincre le scepticisme, il est notamment essentiel de prouver ses résultats, et de savoir raconter son histoire. Après avoir calmement fait le bilan, au moment de tracer le plan, c’est par la comparaison et en mesurant l’adhésion et les critiques autour du projet que l’on comprend ce qu’on peut légitimement viser.
5 recommandations pour résumer
1 – Certaines solutions ne sont pas toujours appropriées : une situation exceptionnelle nécessite une réponse sur-mesure qui se construit par l’étude de l’environnement.
2 – Une initiative individuelle ne doit pas conduire à une pensée solitaire : s’inspirer des autres et les associer à son projet est essentiel, il faut partager la décision, voire la déléguer et apprendre des modèles existants.
3 – La patience est de mise, l’urgence n’est pas un levier stratégique. Les problèmes sociaux sont millénaires et demandent des solutions de très long terme.
4 – Face aux écueils l’agilité et la souplesse sont nécessaires : sans oublier ses idéaux, il faut savoir changer ses idées et ses plans.
5 – Bonne humeur et détermination sont essentielles tout au long de la démarche, elles sont toujours plus communicatives que n’importe quel support powerpoint !
Pour aller plus loin :
Sur les difficultés de cohésion et de cohérence d’un projet de groupe
http://clubdeleurope.wordpress.com/2011/12/13/france-militance-un-administrateur-du-reseau-sortir-du-nucleaire-explique-pourquoi-il-demissionne/
et une approche théorique de la dynamique de groupe : http://formathon.fr/formation_cres/Docs/Comm/dyn_groupe.pdf
L’innovation frugale, à la recherche de l’efficience
http://www.lenouveleconomiste.fr/linnovation-frugale-12299/
http://www.theatlantic.com/business/archive/2011/11/making-innovation-cheap-and-easy/248718/
http://ecoloptimiste.over-blog.com/article-international-l-innovation-frugale-la-revolution-industrielle-qui-vient-du-sud-86734326.html