La généralisation de la possession d’ordinateurs personnels, puis de l’accès à Internet, et enfin la multiplication des objets nomades connectés ont produit un changement majeur : désormais chacun peut émettre et diffuser des informations pour faire part de son point de vue sur le monde et ce qui s’y déroule. Ce phénomène, que le sociologue Manuel Castells désigne sous l’expression de « communication de masse individuelle », est à la fois bien ancré et encore neuf, dans la mesure où nous n’avons pas encore pleinement conscience de sa portée et de l’intégralité des changements qu’il induit, à tous les niveaux de la société.
En ce qui concerne les associations plus particulièrement, qu’implique cette extension du domaine du numérique en matière d’évolution des cultures militantes et des modes d’action ? La possibilité offerte à chacun d’être un acteur engagé depuis son téléphone constitue-t-elle une menace pour le fait associatif ou au contraire une promesse de renouvellement ?
Défi ou complémentarité ?
Ainsi que le souligne Fabien Granjon: « Il est devenu beaucoup plus facile pour les individus ayant accès à Internet de devenir eux-mêmes producteurs/diffuseurs d’information, et ce, sans avoir à appartenir à une organisation militante[1]». Partant de ce constat, la généralisation du numérique semble constituer un défi pour le monde associatif : la structuration en collectif n’est plus indispensable pour faire porter son point de vue et exercer une forme d’influence. Mais cette conclusion sous forme de défiance ne résiste pas longtemps à l’analyse. D’une part parce qu’il ne suffit pas de produire un point de vue sur le monde pour y exercer une action influente, d’autre part, et surtout, parce que la multiplication d’individus acteurs et des possibilités de les relier constitue une formidable opportunité pour le monde associatif, qui conserve toute sa pertinence dans une société marquée par la généralisation des outils numériques.
Fabien Granjon souligne ainsi le rôle important joué par Internet dans l’émergence des mouvements altermondialistes à la fin des années 1990, notamment lors des manifestations de Seattle en 1999, dirigées contre le sommet de l’Organisation mondiale du commerce. Ainsi que le précise le sociologue : « Internet servira à la fois de support de coordination, de nouveau répertoire d’action collective et de moyen pour la construction d’une forme directe et immédiate d’affirmation publique. » Hervé le Crosnier prend appui sur le même exemple pour souligner que « c’est par le réseau que cette mobilisation s’est construite (capacité organisationnelle), [et que] surtout, les savoirs issus de cette mobilisation se sont développés et renforcés (capacité cognitive) »[2]. En d’autres termes, cet événement contemporain de la généralisation de l’usage d’Internet à grande échelle, souligne que le réseau a permis tout à la fois d’organiser et de structurer des actions, ainsi que de construire une parole citoyenne, nourrie d’apports multiples.
Quinze ans après, et alors que les outils numériques se sont multipliés et généralisés davantage encore, ce constat demeure vrai. Le numérique offre ainsi à chacun la possibilité de devenir acteur de la société, tout d’abord en lui permettant de s’exprimer et de prendre position, ensuite en lui permettant d’échanger et consolider ses points de vues et connaissances avec d’autres individus et enfin de mettre en place des actions inscrites dans la réalité concrète. Le numérique concerne ainsi directement les associations au moins à trois niveaux : en premier lieu, il offre des outils qui accompagne les associations dans la conduite de leurs projets ; en second lieu, et en écho avec le renouvellement des formes d’engagement, il contribue à l’éveil de citoyens actifs, experts et collaboratifs, qui se construisent individuellement par l’échange et la structuration en collectifs ; en troisième lieu, il est un bien commun à défendre dont l’utilité citoyenne peut faire l’objet de revendications spécifiques.
Les outils numériques au service des activités des associations
Fin 2013, l’ONG œuvrant pour la préservation des fonds marins, Bloom, a recueilli plus de 700 000 signatures pour sa pétition visant à interdire la pêche en eau profonde, et ainsi largement sensibilisé à un enjeu environnemental une large frange de la population, à la veille d’un vote important du Parlement européen à ce sujet. Ce succès a été pour une grande part dû à la viralité de la diffusion sur les réseaux sociaux de la bande dessinée de la célèbre bloggeuse Pénélope Bagieu[3]. Cet exemple offre une illustration de la façon dont le numérique, et plus particulièrement les réseaux sociaux, peuvent être un support efficace dans la diffusion de campagnes de sensibilisation, par l’intermédiaire d’un support attractif, sans rogner pour autant sur la qualité et le sérieux du message diffusé. Les réseaux sociaux peuvent ainsi permettre une conjonction d’intérêts pour une cause, en favorisant la diffusion d’un manifeste, d’une bande dessinée, d’une vidéo ou autres, visant à sensibiliser à un enjeu particulier porté par l’association. Sur Twitter, l’utilisation de mots-clefs – les hashtags – peut également contribuer à favoriser les échanges et les partages de liens ainsi que d’opinions sur des sujets ciblés.
Internet peut ainsi être un puissant relais pour les associations dans la propagation de leurs points de vue. Il faut cependant être conscient que la réussite de telles campagnes de sensibilisation n’est pas automatique et suppose la maîtrise de codes et pratiques du web. D’autre part, si certaines campagnes peuvent connaître un succès fulgurant, leur « durée de vie » est souvent assez courte, tant un sujet en chasse un autre rapidement dans la sphère d’attention des réseaux sociaux.
Mais le numérique ne se limite pas aux réseaux sociaux, et d’autres outils et modèles existent, sur lesquels les associations peuvent prendre appui pour organiser leurs actions et structurer la diffusion de leurs propos. La logique collaborative d’Internet a entrainé notamment l’émergence d’outils permettant aux associations de construire des espaces de savoirs communs, d’échanges de pratiques et de recensement de leurs activités. Le modèle des wikis, au fondement de la célèbre encyclopédie collaborative en ligne, Wikipédia, permet la construction d’espaces en ligne où chacun fait part de ses savoirs et les met à la disposition de tous. Sur ce modèle, le site www.participedia.net permet la rencontre de différents acteurs de la participation citoyenne, chercheurs, décideurs publics, associations, ou simples citoyens intéressés. Des articles de fond y sont proposés, des ressources pratiques ainsi que la présentation et analyse d’actions de promotion de la démocratie participative. La cartographie offre également un support intéressant pour le recensement d’actions, sur le modèle du site socialinclusioneu.crowdmap.com qui présente les actions menées par des associations en matière d’insertion sociale, à l’échelle européenne.
Un autre modèle intéressant est celui proposé par les MOOCs, ces « cours ouverts en lignes et massifs ». Nés aux États-Unis et popularisés en France par l’ouverture de la plateforme France université numérique (FUN), ces cours permettent un accès élargi au savoir. Si le modèle le plus connu et le plus répandu est celui des MOOCs proposés par les écoles et les universités, consistant en la délivrance des cours, il existe des modèles dits « connectivistes » qui reposent sur l’élaboration des savoirs par les internautes, qui formulent par eux-mêmes le contenu et les objectifs de leur apprentissage et échangent pour faire part de leurs découvertes respectives. Ce modèle, représenté notamment en France par « Internet, tout y est pour apprendre » (ITyPA) peut servir de point d’appui dans l’exploration et la construction d’une expertise commune.
Cet article est la première partie, la réflexion se prolonge sur un second article à paraître prochainement !
Bastien Engelbach, chargé de mission prospective à La Fonda