À la jonction entre l’individuel et le collectif, le numérique favorise la constitution de communautés, d’apprentissage et de partage, au sein desquelles sont élaborés, diffusés et commentés des savoirs et des prises de position.
Numérique et engagement
A bien des égards, on y retrouve la logique structurante de l’éducation populaire[1] – soit la possibilité offerte à tous et pour tous d’apprendre pour se construire de façon autonome tout en ayant un impact dans la société – ou la notion plus récente d’empowerment – soit la possibilité offerte de développer ses capacités pour améliorer, par une série d’actions, son existence et son environnement. En d’autres termes, en offrant des outils utiles à la mobilisation citoyenne, le numérique est en phase avec les mutations contemporaines de l’engagement, sans en trahir les fondements structuraux. Il offre des nouvelles perspectives au « faire ensemble ».
Les exemples présentés jusque-là soulignent que le numérique permet à des individus de se sentir concernés à un moment donné par une problématique et de s’en saisir comme acteurs citoyens. On se situe alors dans un aller-retour permanent entre l’individuel et le collectif : on s’exprime par ce qu’on se sent concerné par une cause qui nous interpelle et concerne une pluralité d’individus. Les terrains d’expression comme les blogs en sont une bonne illustration. Ils permettent tantôt la mise en récit de l’individu, sous des formes variés (photos, textes, vidéos, illustrations…), tantôt une prise de position sur un sujet donné, le plus souvent avec une subjectivité affirmée, mais toujours de façon argumentée.
Ces mêmes blogs peuvent faire l’objet d’une élaboration collective, avec la constitution d’une parole qui se veut en opposition avec le discours dominant véhiculé par les médias traditionnels, et nourrie d’une expertise citoyenne, pour faire valoir un autre regard. Le meilleur exemple en est le Bondy blog – lequel s’est constitué sous forme associative – qui, en 2005, a voulu mettre en avant un autre discours sur les banlieues alors que celles-ci étaient en proie à de violentes émeutes.
Cet aller-retour entre l’individuel et le collectif, caractéristique marquée des formes d’engagements numériques, est également une tendance appuyée des mutations contemporaines de l’engagement associatif. Ainsi que le soulignent Roger Sue et Jean-Michel Peter : « Du devoir, voire de la mission, sous couvert d’altruisme, on est passé à une forme privilégiée de la réalisation de soi avec l’avènement d’un “individualisme relationnel”, où la notion de plaisir devient déterminante[2]. » Les interactions permises par l’espace numérique trouvent une pleine résonance avec cette notion d’ « individualisme relationnel » et offrent donc de formidables opportunités pour rencontrer les désirs d’engagement des individus contemporains, qui souhaitent s’investir pour des problématiques concrètes, en ayant le sentiment de pouvoir contribuer efficacement et utilement à l’action collective, par des résultats tangibles.
Un bien commun à défendre
Le numérique concerne donc les associations à double-titre : à la fois par les outils qu’il propose à celles-ci pour se structurer, préparer leurs actions et diffuser leurs idées, et parce qu’il répond, précisément à travers ces outils, aux nouvelles attentes des individus et citoyens en matière d’engagement. En tant que tel, il contribue à favoriser l’essor d’une production collective, de documents, de commentaires et d’analyses, qui sont autant de biens communs, lesquels méritent d’être défendus. La multiplication des objets connectés, l’ensemble des données déposées sur Internet, s’ils offrent des opportunités d’action dont tout un chacun peut se saisir, ne sont pas sans soulever de nouveaux problèmes, face auxquels les associations sont à même d’apporter des solutions.
Le premier d’entre eux est celui de la résorption de la fracture numérique. Si Internet fait désormais partie de notre quotidien, l’équipement informatique continue de constituer un coût important, que tous ne peuvent pas toujours assumer, et il continue d’exister des inégalités entre les territoires en matière d’accès au réseau. Or la prédominance de plus en plus marquée des outils et portails numériques, notamment dans les démarches administratives ou encore de recherches d’emploi font que la fracture numérique est également un facteur d’exclusion sociale. D’où l’importance et l’existence d’associations qui veillent à combler celle-ci, ou encore des associations qui veillent à préserver la neutralité du Net - soit le principe selon lequel tout un chacun, quel que soit son fournisseur d’accès et le coût de son abonnement, doit pouvoir accéder à l’intégralité du réseau et des informations qui y sont disponibles de façon égale-.
Autre problème soulevé par l’extension du domaine du numérique, celui de la préservation de la vie privée, mis notamment sur le devant de la scène à l’occasion des révélations d’Edward Snowden, concernant la mise à disposition, par les géants du Net, de données privées à des services de renseignement. Ainsi que le souligne le philosophe et président fondateur d’Ars Industrialis, Bernard Stiegler, Internet peut être considéré comme un pharmakon, faisant référence à Platon qui dans le Phèdre évoque l’écriture en ces termes. Bernard Stiegler veut dire par là qu’Internet est à la fois un remède et un poison. S’il permet l’action collective, il favorise également la concentration de données personnelles, lesquelles peuvent être recueillies et exploitées par des acteurs, privés ou publics, qui cherchent à contrôler les individus et orienter leur volonté. L’action associative peut ainsi porter sur l’éveil d’une vigilance vis-à-vis de ces possibles dérives, pour en préserver la dimension citoyenne au service des individus et de leurs projets. Cette action peut se faire à la fois sur le plan intellectuel, sur le modèle de ce que font Ars Industrialis[3], Vecam ou les actions d’éducation aux médias, mais également sur le plan technique, avec la production d’outils spécifiques, respectant les principes de l’open source, sur le modèle de ce que propose Framasoft, qui entend créer des liens entre spécialistes et grand public, en distribuant des outils accessibles, « libres d’usage, d’étude, d’amélioration et de distribution ».
En tant que bien commun à défendre, le numérique ne constitue donc pas une menace pour le monde associatif. Bien au contraire, en lui proposant des outils adaptés, il lui permet de faire évoluer ses modes d’action en phase avec les nouvelles attentes en matière d’engagement, sans trahir ses principes fondateurs de « faire ensemble », en prenant appui sur les citoyens, leur expertise et les intelligences collectives et individuelles. En devenant ainsi un bien commun, il devient également un objet dont les associations peuvent se saisir en propre, pour défendre les opportunités qu’il offre.

[2] Roger Sue et Jean-Michel Peter, Rapport de recherche. Intérêts d’être bénévole, CERLIS, Université Paris-Descartes, 2011
- Association et numérique, défi ou complémentarité?, Bastien Engelbach
- La communication digitale : un levier pour mobiliser les bénévoles, Stefan Malivet