La responsabilité des philanthropes en question


le 21 décembre 2015 dans Impact social, Réflexions - No comments

Le 9 décembre dernier, la Chaire Philanthropie de l’ESSEC avait invité la chercheuse suédoise Noomi Weinryb ainsi que Dominique Lemaistre, Directrice du Mécénat de la Fondation de France, pour son séminaire Lunch and Learn. Les deux intervenantes venaient échanger sur le sujet de la responsabilité des philanthropes.

Noomi Weinryb est chercheuse à l’université d’Uppsala. Elle s’intéresse aux questions d’audit et de responsabilité au sein de la société civile. Ses travaux actuels concernent le rôle de la philanthropie dans le financement de la recherche. Sa thèse, intitulée Free to Conform: A Comparative Study of Philanthropists’ Accountability, porte sur la responsabilité des philanthropes dans trois pays : la Suède, la Corée du Sud, et les Etats-Unis avec la Californie.
Dominique Lemaistre travaille pour la Fondation de France depuis plus de 25 ans. Elle est aujourd’hui Directrice du Mécénat, ce qui lui a permis de développer une expertise sur l’évolution de la philanthropie en France.

Pluie de confettisSi Noomi Weinryb a choisi d’étudier la responsabilité des philanthropes, c’est parce qu’elle remarquait une responsabilité moins grande de ces derniers par rapport à d’autres financeurs : les institutions publiques sont responsables devant les électeurs qui paient des impôts, les entreprises devant leurs parties prenantes et les organisations à finalité sociale devant leurs membres et donateurs. Les philanthropes semblent pouvoir utiliser leur fonds comme ils l’entendent. En outre, ils ont une influence politique de plus en plus grande.  Quels sont les enjeux soulevés par l’influence grandissante de ces philanthropes, qui semblent s’affranchir des contraintes de la responsabilité caractérisant d’autres types de financeurs ?

Noomi Weinryb définit les philanthropes comme des individus ou des organisations qui font don de leur richesse indépendante à la sphère publique : cette définition exclut par exemple les fondations d’entreprises, dont la richesse n’est pas considérée comme indépendante. Elle désigne typiquement des individus extrêmement fortunés. La chercheuse a adopté une approche comparative pour sa thèse : elle a mené des entretiens avec des philanthropes dans trois pays et les a comparés à d’autres types de financeurs (entreprises, institutions publiques et organisations à but non-lucratif). Elle a également identifié plusieurs types de responsabilités :

  • Légale : l’action doit être en conformité avec la loi
  • Financière : l’action doit être conforme d’un point de vue comptable et vis-à-vis des parties prenantes qui ont participé au financement de l’action
  • Hiérarchique : l’action doit avoir été réalisée en conformité avec les directives données par des supérieurs hiérarchiques
  • Vis-à-vis des pairs : l’action doit être conforme à ce qui est réalisé par d’autres financeurs
  • Professionnelle : l’action doit être conforme aux exigences de la profession qui correspond à la cause défendue (par exemple, des philanthropes qui financent de la recherche médicale doivent être responsables vis-à-vis des médecins)
  • Politique : il s’agit de la responsabilité des philanthropes vis-à-vis des dirigeants élus, des électeurs, et des médias
  • Sociale : le philanthrope doit se montrer responsable vis-à-vis des bénéficiaires de ses actions, notamment en restant en accord avec leurs valeurs

On peut voir d’emblée que certains types de responsabilité sont moins pertinents pour les philanthropes étant donné le caractère indépendant de leur richesse, notamment la responsabilité financière et la responsabilité hiérarchique. Ils sont donc moins soumis à ces contraintes directes que d’autres types de financeurs.

En France, la question de la responsabilité des grands philanthropes, tels que définis par Noomi Weinryb, ne préoccupe pas encore : les infrastructures publiques pour répondre aux besoins sociaux sont très développées, et la constitution de grandes fortunes est beaucoup moins importante que dans d’autres pays, comme les Etats-Unis. Cependant, Dominique Lemaistre souligne que cette question va se poser très prochainement en France : les associations remarquent la raréfaction des subventions publiques, et de plus en plus se tournent vers des sources de financement privé. Dominique Lemaistre souligne aussi que la notion anglaise « accountability » qui est utilisée par Noomi Weinryb peut être traduite par « responsabilité », mais aussi par « redevabilité » en français. Les mécènes en France sont particulièrement redevables à l’Etat, puisqu’ils bénéficient d’un retour fiscal important pour leurs actions. De plus, le système dans son ensemble encourage une responsabilité des mécènes sur le formalisme (se conformer à des normes variées), mais beaucoup moins sur l’efficacité de leurs actions : d’où un grand mouvement actuellement pour l’évaluation de l’impact des actions à finalité sociale. 

comptable netteAu cours de sa recherche, qui l’a amenée à réaliser de nombreux entretiens avec des philanthropes, Noomi Weinryb a remarqué que ces derniers se sentaient moins responsables que d’autres types de financeurs vis-à-vis des bénéficiaires de leurs actions, mais aussi vis-à-vis de l’opinion publique, des médias et des gouvernements, même s’il existe des différences entre les pays étudiés. Moins responsables, ils sont donc plus libres que d’autres financeurs. L’absence de responsabilité peut être négative : des activités peuvent entrer en conflit avec l’intérêt général. Cependant, cette liberté peut aussi être positive, en termes d’innovation, de capacité de s’émanciper du système et de pouvoir agir plus vite.

Les deux intervenantes soulignent que de grandes fortunes se sont constituées, ce qui donne lieu à un important potentiel d’innovation pour répondre à des besoins sociaux. Pour autant, l’utilisation de ces fortunes par des agents indépendants pose à nos systèmes démocratiques plusieurs questions qui restent aujourd’hui sans réponse. En premier lieu, l’argent de la philanthropie est déduit des impôts, la question clef est donc : dans quelles conditions est-il mieux utilisé par des agents privés que via les systèmes redistributifs publics ? Une autre interrogation concerne la transparence pour les citoyens. Les médias ou d’autres acteurs peuvent révéler des scandales de détournement des fonds publics mais qu’en sera-t-il pour des philanthropes dont la richesse est indépendante ? Pour anticiper l’avenir et pour le bien de tous, il est important que les philanthropes se posent cette question de la responsabilité et évitent le raisonnement qui consisterait à se dire qu’ils n’ont pas de comptes à rendre.

Pour en savoir plus, vous pouvez lire la thèse de Noomi Weinryb dans son intégralité : https://uu.diva-portal.org/smash/get/diva2:804997/FULLTEXT01.pdf
De plus, vous pouvez réécouter le podcast de la conférence : http://chaire-philanthropie.essec.edu/actualites/lunchlearn/lunch-learn-2015

probonolabTatiana Heinz, chargée de recherche et des partenariats internationaux chez Pro Bono Lab

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